23 juin 2010

 

Entretien avec Christian Paccoud

 

23 juin 2010

 

 

«  Dans Le Repas (12 fois), dans ‘Opérette imaginaire (27 fois), dans L’Origine rouge (51 fois), j’ai vu Christian Paccoud attentif, entendre dans notre langue la musique captive et venir la libérer… Rien d’ornemental, de décoratif, de secondaire, de plaqué : il sort de lui une musique vraie qui vient du centre profond, de la source rythmique de notre langue. Comme dans Schubert, Monteverdi, Debussy et Damia. Invisible ou visible sans jamais se montrer, il veille, il tient le temps entre ses mains : il accompagne l’acteur dans sa passion : il pousse l’homme aux extrêmes, « un animal chuté qui ressuscite en chantant ».Valère Novarina.1

 

 

Christian Paccoud reçoit son premier accordéon à l’âge de cinq ans, fait premier spectacle à neuf ans, joue dans les bals à douze…, il a beaucoup chanté dans les cabarets, animé à Paris une « goguette moderne » dans un bistrot de la Butte aux Cailles, créé en 2001 le Gros Cœur, avec des habitués du bar « Le Picardie » à Ivry-sur-Seine, pour « ouvrir à tous la possibilité de chanter, de crier, de scander … un peu comme si on mettait en scène la voix du peuple». Le «Gros Cœur» va chanter « partout où ça fait mal à la vie, dans les soupes populaires comme aux Bouffes du Nord». «L’Esprit», qui souffle dans L’Acte inconnu, raconte comment il a rencontré l’univers de Valère Novarina et composé la musique de toutes ses pièces depuis 1995.

 

 

Christian Paccoud, vous êtes venuau théâtre par la radio, avec les émissions de Jacques Taroni sur France-Culture. Quand le réalisateur monte en 1995 avec Claude Buchvald une pièce radiophonique jouée en public, Le Repas2 de Valère Novarina, version scénique tirée de La Chair de L’homme, il fait appel à vous pour chanter seulement une chanson de Damia

 

Christian Paccoud. — Oui, j’ai alors demandé qu’on m’envoie le texte de Novarina, que je ne connaissais pas du tout. Je « fouillais » déjà de mon côté le langage, j’essayais de ne pas faire des chansons comme les autres, et je suis instantanément tombé amoureux! J’ai donc travaillé avec Claude Buchvald et toute cette bande d’acteurs fous… Il y avait une bonne semaine de répétitions, et je n’étais là que pour la chanson de Damia; à une pause j’ai mis en musique, vite, comme ça, « Charrette qui t’en vas…», tout le monde s’est mis à le chanter en chœur: on y a pris goût! Michel Baudinat a voulu qu’on mettre aussi un peu de musique sur le texte « Machine à vapeur » et finalement, j’ai fait toute la musique! Je me suis retrouvé dans le studio de France-Culture, isolé des voix des acteurs dans une espèce de petit cube, pour que l’accordéon sonne bien à la radio… Valère, qui était là, a simplement dit « Bien l’accordéoniste ! ». Ils ont alors décidé de monter le texte au théâtre, et nous avons joué Le Repas à Beaubourg3.

 

Olivier Py qui était venu voir le spectacle avec lui Jean-Yves Rivaud, son compositeur, m’a engagé pour Nous, les Héros, de Jean-Luc Lagarce4. Je n’étais pas le compositeur, j’accompagnais à l’accordéon des chansons bulgares que nous chantions en phonétique! Et je suis resté pour Le Visage d’Orphée5, créé à Avignon dans la Cour d’Honneur.

 

 

L’Acte inconnu, ce n’était donc pas votre première Cour d’Honneur?

 

Non, mais dans Le Visage d’Orphée j’étais uniquement musicien, et donc moins investi que dans L’Acte inconnu, mais c’était pour moi une belle rencontre avec le théâtre. J’avais aussi découvert beaucoup de choses en intervenant dans un stage avec Mathias Langhoff, et Claude Duneton ; je m’occupais de la partie chantée pour une trentaine d’acteurs.

 

Je me suis donc trouvé très vite plongé dans le théâtre, sans avoir fait aucune école. Le théâtre me passionnait, et surtout me délivrait du milieu très dur de la chanson, qui depuis les années quatre-vingt dix était devenu un véritable enfer!

 

 

Naissance de L’Opérette imaginaire

 

Quand nous avons joué « en vrai » Le Repas au théâtre, Valère avait ajouté d’autres textes à mettre en musique. Là j’ai découvert la joie de chanter des acteurs : après les représentations toute la troupe allait au restaurant, et nous chantions sans fin…. Nous avions compris aussi que la vérité des textes de Novarina se trouvait dans les textes destinés aux chansons : Valère m’a dit souvent que la « solution était dans les chansons ». L’idée est ainsi venue aux acteurs de nous demander d’écrire une opérette. Valère et moi avons topé dans la main, au bar en face de Beaubourg ! Mais je crois que Valère avait très peur d’écrire des chansons. Il a téléphoné un jour en pleine répétition pour la reprise du Repas, pendant que tout le monde chantait. Comme je demandais où il en était de son opérette, il m’a répondu qu’il avait peur, et je lui ai dit «Moi, j’ai confiance ! ». C’est à cause de cela qu’il est retourné travailler sur les chansons de L’Opérette imaginaire, il me l’a souvent dit.Il se levait la nuit pour les écrire…

 

À partir de là (et c’était assez étonnant), il m’envoyait par fax des textes de chansons, à l’époque il n’y avait pas l’Internet : parfois il y avait six mètres de rouleaux de fax dans la maison… J’ai passé trois mois à rentrer à l’intérieur des textes de L’Opérette imaginaire, ils sont extraordinaires. Quand on reçoit un texte comme « L’homme n’est pas bon », c’est un cadeau ! Les acteurs s’en sont emparés avec ce grand enthousiasme et la joie que la chanson donne au théâtre, et qui fait beaucoup de bien ! Avec les textes de Valère on peut vraiment s’amuser, dans chaque chanson il y a tout un petit théâtre. La musique devient acteur du texte, telle ou telle impulsion musicale, rythmique, va lui donner corps, comme un acteur donne corps au texte. C’est le premier grand travail que nous ayons fait ensemble. Pendant la tournée, il fallait recruter dans chaque ville quarante choristes amateurs pour le chœur final. Il y avait donc un côté très populaire dans ce spectacle, des gens venaient au théâtre, qui n’y seraient jamais venus, et ça, c’était vraiment très beau.

 

 

Chronomachie

 

Nous avons continué ce même chemin où Valère entraîne ceux qui l’accompagnent: il sait convoquer chez les acteurs, et chez moi-même, des situations d’urgence, une tension extrême, et bonne. Par exemple pour L’Origine rouge, il m’a donné les textes des chansons deux jours avant la lecture, et j’ai dû les mettre en musique dans l’urgence de les chanter. Je les avais même chronométrés, ce qui a donné la fameuse scène sur le temps, « Chronomachie», avec la « chanson du temps », « Traversons le temps »… Mais aussi Valère a eu cette intelligence de me mettre dans une position nouvelle pour moi : devenir compositeur pour une musicienne, car je n’étais pas moi même dans le spectacle, c’était une violoncelliste qui était sur scène.

 

Valère va faire tout autrement pour le prochain spectacle: sur Le vrai sang, j’aurai les chansons bien en amont, et je vais faire un important travail d’arrangement vocal pour les acteurs, ce qui n’est jamais arrivé. Il est un peu comme un peintre, qui déciderait de peindre tout en une heure, ou alors de s’isoler sur une montagne et d’y rester trois mois à peindre. Il nous amène sur des voies très contrastées.

 

 

Les timbres

 

À l’époque de L’Opérette,Valère faisait des rimes imprécises, et pour compenser, j’utilisais quantité de timbres, comme on faisait au XIX° siècle — ce sont des airs de musique, une collection d’airs sur lesquels les ouvriers écrivaient des chansons (ils sont collectés dans un très joli livre qui s’appelle la Clé du Caveau6), par exemple sur l’air 1298, qui était très joli, « Allons-nous en Jean de la noce… Partons au bois, tu tiendras le carrosse… ». Pour travailler avec Valère je préparais une quantité de timbres je m’étais inventés, de manière à pouvoir coller à toute éventualité: quand il me faisait quatre lignes à cinq pieds et puis tout à coup puis un vers de treize pieds et deux de sept etc., je pouvais très vite avec mes provisions d’airs de musique  faire sonner le tout. Si on décortiquait les airs, surtout de L’Opérette, on pourrait dénicher beaucoup d’imperfections rythmiques, mais elles ne se voient pas du tout, parce qu’elles sont remises en équilibre par cette multitude de petits timbres.

 

 

Des mots-lumières à l’intérieur des phrases

 

En 2006 il y a eu l’aventure de la Comédie-Française,nous ne connaissions pas les acteurs, c’était un grand mystère… Mais cela a été une révélation. À partir de L’Espace furieux — mais déjà pour La Scène,en 2003 — Valère est devenu un véritable auteur de chansons. Et c’est un bonheur ! plus besoin d’aller fouiller les timbres, on creuse le rythme à l’intérieur des phrases, comme on écrit de la musique pour Verlaine ou pour Apollinaire… Valère fait des rimes inconsciemment, il pose à l’intérieur de ses phrases des lumières, des mots lumières, qui créent une espèce de magie, un mystère, une grâce. J’ai commencé à mettre en musique «L’Infini romancier»7 — c’est mon but, le « chef-d’œuvre » que je veux avoir fait! chez Valère tout est poème, tout est dramatique, et on pourrait tout mettre en musique. Il met maintenant dans ses pièces des chansons magnifiques, comme la chanson de Christine Fersen, dans L’Espace furieux, ou l’Ode àBescherelle dans L’Acte inconnu, ou « Sans toi, amour… », qui est une merveille. Maintenant nous n’avons plus peur comme pour L’Opérette, mais elle était belle cette peur,cette fragilité, il fallait beaucoup chercher… Nous avons tellement travaillé ensemble que c’est devenu, non pas facile, mais un moment de grâce. Quand je reçois un texte de Valère à mettre en musique, je suis debout à cinq heures et la musique est immédiatement révélée ; pour les premières chansons du Repas, je tremblais ! … Valère ne m’a jamais refusé une musique. C’est difficile à croire, mais on ne s’est jamais mis autour d’une table, on ne se parle pas beaucoup, on ne se téléphone pas, tout se fait on est en séance de travail, au théâtre . J’ai toujours pris le texte comme il me le donnait, et je m’isole pour rentrer à l’intérieur du texte, de la même manière qu’un acteur, c’est à dire charnellement, rythmiquement. Je procède, aussi, avec ma mémoire: pourquoi les airs sont-ils si faciles à retenir la plupart du temps, pourquoi les dit-on « populaires » ? C’est parce que je n’écris pas, je ne prends pas du papier à musique mais je chante le texte, chez moi, dans la rue, je m’endors, et si le lendemain l’air est toujours là, c’est qu’il est bon; s’il n’est plus là, c’est qu’il était raté… Maintenant, c’est tout de suite magique, c’est presque toujours une évidence.

 

 

Le texte appelle la mélodie

 

Il m’arrive aussi de mettre en musique des textes qui ne sont pas des chansons. Quand Daniel Znyk est mort, j’ai voulu lui rendre hommage en mettant en musique un texte qu’il disait dans L’Espace furieux, et que j’adorais, «Merci les chiffres». Je me rappelé la manière dont Daniel le disait, « Ah Ouiiii !… Merciiii! », ça faisait des petites notes, que j’ai reprises. Ce n’était pas du tout difficile à faire et c’est devenu un hymne, presque à l’américaine, à la « We are the world »! que je fais chanter à ma chorale, le Gros Cœur… Dans L’Acte inconnu, « L’Ortie se redresse » n’était pas non plus une chanson ; j’ai dit à Valère « regarde, c’est une chanson, ça ! » La musique naît quasiment quand on parle le texte, quand on le lit à voix haute ; le texte appelle la mélodie, il la convoque. Je me sers beaucoup des mots qui vont guider une musique, « L’ortie se redresse », la musique monte… C’est curieux, mais je ne me le suis jamais dit, je n’analyse pas moi-même, et comme dit Claude Duneton, les chansons ça ne s’explique pas ça se chante: si vous ne comprenez pas tout ce qui est dit, chantez-le!

 

 

Le travail avec Daniel Znyk

 

Daniel Znyk avait dans chaque pièce de longues scènes où il chantait beaucoup : « Sauve qui peut», dans L’Origine rouge, où il chante huit chansons d’affilée ou, dans L’Espace furieux, «La chanson de Sosie» qui est une longue suite de chansons. Les partitions étaient compliquées, il n’y avait pas beaucoup de temps de répétition ; alors, en cachette de Valère (mais il le sait maintenant !), je donnais les mélodies à Daniel, nous nous rencontrions pour choisir les tonalités qui convenaient à sa voix, il emportait sa cassette et travaillait chez lui… Quand on arrivait à la lecture, Daniel faisait semblant de ne pas connaître la musique, mais parfois il se trompait et chantait la bonne musique, c’était drôle! Valère a toujours cru qu’il trouvait spontanément… Avec Daniel, nous ne faisions pas de répétitions chant : il apprenait chez lui, moi j’avais la mélodie sous les doigts, nous nous mettions sur le plateau et tout se faisait naturellement — peut-être aussi parce qu’aux répétitions nous étions comme des gamins qui font une farce au maître!

 

Au théâtre, je crois beaucoup aux surprises, à la joie d’être ensemble, de travailler, de préparer quelque chose, de se surpasser un peu ; et la musique, chez Valère, ne s’arrête pas au plateau et aux au répétitions, c’est un tout, c’est une joie de jouer pendant des heures après une représentation. Travailler des spectacles de Valère Novarina, c’est difficile, c’est intense, et la musique apporte cette petite bouffée d’air qui fait que l’on rit aux éclats et qu’on danse…

 

 

Vingt-deux accordéonistes dans la Cour d’Honneur : le Tango Corse

 

Quand on faisait les idiots au bar après les spectacles, Daniel Znyk chantait toujours le «Tango Corse»8: dans L’Acte inconnu, après toute la dormition de Polichinelle, très grave, pour sauver tout je faisais rentrer vingt-deux accordéonistes, et à mon signal: « Trois, quatre ! » on jouait « Le Tango Corse » à toute vitesse, et ils ressortaient aussitôt. C’était notre hommage à Daniel, vingt-deux accordéons dans la Cour d’Honneur ! On le reconnaît à peine, parce je l’ai arrangé en une espèce de paso doble, de manière dérisoire, futile, comme un clown fait une pirouette avant de partir…

 

 

Scénographie du langage

 

On peut dire que la musique dans l’œuvre de Novarina, celle que je fais en tout cas, a quelque chose à voir avec la scénographie et la dramaturgie du langage: à la fois elle le suit, elle est convoquée par lui, mais ensuite elle le guide, c’est une espèce de mariage heureux. Elle le freine, elle le fait décoller, elle le fait virevolter. Une simple simple traversée du plateau entre deux scènes, une musique passe et s’ouvre un nouvel espace, alors que n’a rien n’a été changé sur le plateau. Tout comme on remarque que le temps paraît plus ou moins long suivant la position du chanteur et des acteurs sur un plateau, au même tempo, s’ils sont près ou loin. Ce sont ces choses qui rythment le temps, ou qui peuvent absolument l’écraser. Ainsi dans L’Acte inconnu, ces deux notes, et strictement rien d’autre, sur la Dormition de Polichinelle, quand le pantin de Daniel Znyk est couché: pendant dix minutes deux ou trois notes qui s’entremêlent, et qui étirent le temps. Si on avait mis une musique sautillante cette scène aurait perdu tout son sens.

 

 

Il ne faut pas vouloir faire des choses « belles»

 

Il ne faut pas essayer de mettre sur un texte de Valère de la « musique contemporaine », abstraite, discordante, comme je l’ai souvent vu faire: Valère ce n’est pas ça, c’est un homme de la terre, son langage est terrien, très réel, concret; la musique doit être aussi très concrète, et surtout pas illustrative. Elle doit être totalement à l’intérieur. Un jour Valère m’a dit d’un musicien qui composait pour le théâtre « sa musique n’est pas à l’intérieur du texte, elle a ce grand défaut qu’ont certains musiciens de vouloir faire des choses belles». Dans L’Opérette imaginaire il a failli enlever du spectacle la chanson « Sans amour… », parce qu’il disait qu’elle faisait une « trop belle fin » ! Il y a eu une fronde des acteurs: ils ont menacé de ne plus jouer sil enlevait cette chanson!

 

Quant à moi j’ai toujours pensé qu’un acteur qui chante faux sur un plateau, ce n’est pas grave, il vaut mieux qu’il chante faux plutôt que pas du tout ! D’ailleurs la plupart du temps, à force de leur dire que ça va, ils se mettent à chanter juste.

 

Sur L’Opérette imaginaire, Michel Baudinat n’arrivait pas à chanter, nous n’arrivions pas à trouver ses tonalités. Il commençait en do, reprenait en mi bémol, il rechantait c’était en la… on rigolait! Comme il jouait le rôle du Mort, j’ai eu un jour cette idée que le Mort dans L’Opérette imaginaire serait le seul à n’être jamais accompagné: c’était le mort, et il n’y aurait jamais d’instrument sur lui. Cela donnait un équilibre, tous les autres avaient de belles voix, lui rien, et ça lui allait très bien. C’est très beau, très humain de se tromper, de tousser…

 

 

L’Opérette hongroise

 

La grande réussite de ce mariage entre la musique et ce langage a été l’adaptation de L’Opérette en hongrois, à Debrecen9. Nous avons travaillé quinze heures par jour, pendant quinze jours, avec une chef de chœur particulièrement brillante, Cila Sörös et la traductrice dramaturge Zsófia Rideg, pour trouver la prosodie. C’était difficile, parce que le hongrois est pour nous une langue un peu à l’envers: « quand je saute dans mon automobile », ça donne «  mon automobile dedans quand je saute », et les rimes de mirliton que Valère met dans ses chansons ne fonctionnent plus. Mais malgré tout nous sommes parvenus à garder le rythme de la pièce, et les mêmes effets sur les spectateurs, en adaptant les mélodies, en mettant parfois des doubles croches à la place des croches, et s’il fallait absolument arranger le texte, c’était toujours en gardant le même esprit. À force de recherches nous sommes parvenus à restaurer totalement le rythme originel des chansons. Quant aux citations qu’on voit passer de manière très fugitive, presque hallucinatoire dans L’Opérette, un peu de Piaf, un peu de Charles Trenet, le répertoire hongrois nous a fourni des équivalences. Pour la scène des « Frères Véloce », qui était montée sur la virtuosité des mélodies à la Ouvrard, sur le comique troupier, très français, avec des citations quasiment à la note près, on est allé puiser dans le folklore hongrois, et cela donné le même résultat, peut-être encore plus beau.

 

Nous en sommes assez fiers ! Et ils vont venir jouer à l’Odéon, en novembre prochain.

 

 

J’ai encore une chose à vous demander: avez-vous le sentiment que le travail que Valère fait ainsi avec vous depuis maintenant plus de quinze ans, a modifié son rapport au théâtre?

 

Oui, j’ai cette impression, et les acteurs aussi le disent, que cela l’a beaucoup libéré. L’Opérette imaginaire a été un gros succès, et le succès ne peut que conforter l’envie d’écrire. En 1995, Valère n’était pas un joyeux! La première fois que je l’ai vu, pour une lecture du Repas chez Claude Buchvald, il était allongé sur le canapé, il fermait les yeux… il était très méfiant, il a un tel respect pour le spectacle, pour le théâtre, pour le langage, il protège ses mots comme une mère poule !

 

Mais ça n’a pas été difficile du tout de travailler avec Valère. C’est très éprouvant, très fatigant pour les acteurs, pour moi, pour tout le monde, mais c’est toujours joyeux, et calme. Limpide. Les conditions sont difficiles dans la Cour d’Honneur, on répète la nuit etc., mais il était serein. C’était une équipe qui partait là-bas, tout s’est passé sans un cri, sans une bagarre, sans une crise d’ego, rien !

 

Récemment nous avons fait une lecture aux Bouffes du Nord, lui disant des textes, et moi des chansons, et je pense que nous allons le refaire souvent: on s’est un peu libéré… Et là, on a vu un Valère que ses amis acteurs qui étaient dans la salle, n’avaient jamais vu : c’est un acteur prodigieux !

 

Il s‘est passé entre nous ce qui s’est passé entre la musique et les mots, une espèce d’alchimie… J’ai vraiment hâte de recommencer.

 

 

De votre côté,comment voyez-vous évoluer votre rapport à la musique et au spectacle ?

 

Je dis souvent que Valère m’a sauvé la vie, je pense que dans le milieu de la chanson, j’aurais tout arrêté. Le fait de l’avoir rencontré et d’avoir travaillé avec lui m’a aidé dans mon propre travail, mes propres chansons, mes propres spectacles. Cela m’a beaucoup libéré, beaucoup ouvert dans mon propre langage. J’assiste à toutes les répétitions, je suis fasciné par le travail avec l’espace, et j’ai appris ce qu’est la musique dans l’espace.

 

Dans mon spectacle,  Éloge du réel10,, avec les quatre actrices qui chantent, les « Sœurs Sisters », j’ai remarqué qu’on pouvait créer des émotions, du drame comique, de l’ironie, par l’harmonisation des voix. C’est ce que je vais travailler sur le prochain spectacle de Valère, un nouveau creuset de l’harmonie novarinienne. Je vais essayer de faire coller au texte non seulement des mélodies, mais de faire coller aussi des harmonies. On l’a très bien vu à Epinal où cent vingt choristes chantaient « Soixante-dix-neuf mille huit cent cinquante-six lettres» , que j’avais fait harmoniser par la chef de chœur de l’Opéra de Debrecen — j’ai eu peur de le faire moi-même ! — effectivement, certains mots, dans une certaine harmonie à la manière de l’opéra, résonnent différemment, font rire ou inquiètent. Il y a là quelque chose à creuser.

 

 

Avec « Le Gros Cœur », une cinquantaine d’amateurs, quelque chose s’est passé, ils disent autour d’eux « Comment, vous ne connaissez pas Novarina ? ». Nous avons touché beaucoup le peuple, c’est un très beau mot: on voit des gens chantonner du Novarina, des gens qu’on n’aurait pas rencontrés autrement, à qui ça faisait peur. Ne plus avoir peur de la beauté.

 

 

Propos recueillis par Marion Ferry, 23 juin 2010.

 

 

 

 

 

 

Photo Sébastien Marchal©photo Havana

 

 

 

 

1 Valère Novarina, cité dans le dossier de presse de Éloge du réel, et autres chansons dramatiques, Valère Novarina-Christian Paccoud, mise en espace de Christian Paccoud, avec les Sœurs Sisters et le Gros Cœur, , Théâtre du Rond-Point, septembre 2009.

 

2 Le Repas, première scène de La Chair de l’homme, dramaturgie de Claude Buchvald, réalisation de Jacques Taroni, Nouveau répertoire dramatique de France-Culture, samedi 13 mai 1995.

 

3 Le Repas,P.O.L, 1996,adaptation scénique de la Chair de l’Homme, a été créé au Centre Georges Pompidou le 18 novembre 1996, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, dans une mise en scène de Claude Buchvald.

 

4 Créé à La Coursive à La Rochelle le 28 février 1997, dans une mise en scène d’Olivier Py.

 

5Le Visage d’Orphée, texte et mise en scène d’Olivier Py, présenté dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes en juillet 1997.

 

6 Pierre Capelle, La Clé du Caveau «  à l’usage de tous les chansonniers français, des amateurs, auteurs, acteurs du vaudeville et de tous les amis de la chanson », chez l’auteur, Paris, 1816.

 

7L’Opérette imaginaire, P.O.L, 1998, sc. 4, p.147-159 : l’Infini Romancier reprend à la fin de L’Opérette l’ouverture de La Chair de l’Homme, p. 7 à 36, qui fait apparaître plus de 3000 personnages.

 

8 Célèbre chanson de Fernandel, paroles et musique Pinault et Vastano, 1940.

 

9 Képzeletbeli Operett, traduction hongroise de Zsofia Rideg, mise en scène de Valère Novarina, musique de Christian Paccoud. Créé le 24 avril 2009 au Théâtre Csokonai à Debrecen, Hongrie...

 

10 Éloge du réel, et autres chansons dramatiques, mise en espace de Christian Paccoud, avec les Sœurs Sisters et le Gros Cœur, Théâtre du Rond-Point, septembre 2009.